Voici une histoire qu’un ami m’a racontée il y a peu.
C’est une histoire d’un temps que certains d’entre vous ont connu.
Avant l’arrivée des Frostalfs, des Demi-Ogres et des Shars… il y a des années.
La Reine Noire, venue du Néant avec ses troupes, menaçait les trois royaumes, et le pacte nécessaire à la survie d’Hibernia, d’Albion et de Midgard avait amené les meilleurs combattants des royaumes habituellement ennemis à s’unir.
Ces derniers temps, je n’ai pas beaucoup été présente. A vrai dire, mes occupations m’ont amenée à parcourir nos belles contrées pour soulager la douleur des souffrants et essayer de guérir les malades.
Et le soir venu, fatiguée par une rude journée, il m’est parfois arrivé de me reposer à Tir na Nog, dans une auberge, près d’un bon feu, parmi les rires et les cris joyeux d’Hiberniens en bonne santé.
J’avais donc passé quelques heures, attablée et solitaire, savourant divers thés, bien installée dans un coin sombre de la Rose Verte, observant les aventuriers venus choisir une monture digne de leur rang, mais aussi deux Messagers qui, eux, semblaient davantage intéressés par les alcools servis au comptoir que par les magnifiques chevaux en vente dans la grange d’en face.
Ainsi, Mukiseshi assiégeait le bar en galante compagnie.
La soirée coula comme le sable, et lorsque la guerrière posa définitivement sa tête sur le zinc, Mukiseshi se leva et vint vers ma table en titubant.
S’asseyant près de moi, l’œil jaune et l’haleine chargée, il soupira un grand coup et se lança dans un récit dont je vais essayer de vous transmettre la teneur, même si elle est bien loin des propos mièvres et sans relief qui sont habituellement les miens.
Pardonnez les mots parfois crus qui suivent, mais ce sont les siens.
Tu sais, Honey, il y a une drôle d'histoire que j’ai envie de te raconter depuis longtemps, et là , ce soir… ici et maintenant, je suis mûr pour te la dire… alors j’y vais.
J’étais jeune et insouciant et pour fuir les travaux de la ferme ou la dure vie de pêcheur, je m’étais engagé dans la voie des Ombres et l’occasion était bonne : les meilleurs aventuriers se rassemblaient pour aller combattre la Reine Noire sur Heimaey, une mystérieuse île dont personne n’avait encore entendu parler.
Je quittai Connla un beau matin sans idée de retour.
Le voyage fut redoutable pour mes boyaux, d’abord à cause de la mer agitée et ensuite à cause de tout l’alcool qu’on avait bu en route, et c’est un peu diminué que je mis le pied sur Heimaey.
Rapidement, je compris que seuls les fiers-à -bras du cinquantième cercle avaient leur chance, aussi décidai-je avec prudence de me tenir loin des mauvais coups.
Et je passai donc la journée à explorer nonchalemment les alentours du fort qui abritait la Reine Noire et ses vilains, en évitant de me mettre en danger.
Même si on y fait rien, il y a toujours des choses à observer sur un champ de bataille.
A distance des combats, une grande et belle avalonienne incantait.
Ce qui m’avait attiré au premier regard, c’était la magnificence de ses sorts et la finesse de son art, et l’envie subite m’était venue de la voir de plus près.
Un avalonien aux longs cheveux blancs la rejoignit, mais trop tard, j’étais déjà en route…
Je m’approchai ombresquement, certain d’être silencieux et invisible et, sans m’avoir entendu, sans avoir vu ma bouille, en deux sorts puissants, ils m’avaient rousti les poils du nez et gelé les oreilles.
Ah la la ! Maudits sorts de zone ! J’étais tombé en pleine parade nuptiale de thaumaturges et il me fallut claudiquer tant bien que mal vers un coin tranquille où je savais trouver du secours.
Derrière une palissade sommairement dressée par quelques nains industrieux, officiaient quelques soigneurs et je soufflai en reconnaissant la silhouette d’un grand ovate Firbolg que j’avais déjà croisé sur notre bonne Hibernia.
Discrètement et très inquiet en même temps, je lui montrai mes oreilles toutes bleues et il me conseilla en souriant de rester debout près du feu en attendant que je puisse à nouveau m’asseoir, et il m’assura qu’elles ne tomberaient pas.
Rassuré, j’obéis, me réchauffant lentement tandis que la nuit s‘installait.
Il y avait là plusieurs ovates : un nain, un gros troll et deux highlanders - je peux te dire qu’ils ne portent rien sous leur kilt - et du coup, nous étions une paire par Royaume.
Si les choses devaient mal tourner, le combat serait équilibré.
Comme j’étais tout occupé à les regarder soigner les combattants qui sans cesse venaient se faire requinquer, ce n’est qu’au bout d’une bonne demi-heure que je me suis aperçu qu’ils ne s’occupaient pas d’une femme dont la tête seule dépassait d’une large pelisse.
Couchée sur le flanc,ses longs cheveux noirs plaqués sur son visage par la sueur, les dents serrées, elle semblait vouloir souffrir à l’écart des morts et des mourants, avec la plus grande application : ouais… j’ai vu dans son regard une immense volonté, une volonté implacable… et pourtant, elle m’avait l’air au bout du rouleau.
Je me suis avancé vers elle en lui disant les mots qu’on dit quand on vient en paix : « moi… ami… », et elle me répondit que mon aide allait lui être utile.
Et le truc bizarre, c’est que le son des mots qu’elle disait m’était étranger, mais je les comprenais !
Sacrebleu ! Elle parlait je ne sais quelle langue, mais j’en saisissais tout le sens.
J’interpellai les ovates, leur montrant la pauvre fille, mais le Firbolg me répondit qu’ils avaient tout tenté et que rien ne pouvait soulager le mal dont elle souffrait.
Lentement, la fille écarta la peau de bête qui couvrait son corps, et je compris : elle était presque nue, et la peau de son énorme ventre tout arrondi, tendue comme un tambour, laissait deviner des mouvements : elle avait un truc qui bougeait dans son ventre.
J’avais jamais vu ça, diantre !
C’était un accouchement, c'était la première fois que je voyais ça et j’ai senti que ça allait mal se passer.
Et puis il y eut ce flot de sang, et je vis dans son regard qu’elle savait qu’elle allait mourir.
J’appelai une nouvelle fois les ovates et ils firent cercle autour de la pauvrette, et, sous leurs regards effarés, elle saisit sa dague et, les yeux déjà vitreux, elle entreprit de libérer de sa prison de chairs déjà blêmes le polichinelle qu'elle avait dans le tiroir.
Mais les pauvres gars venaient de vivre une journée d’horreurs. Ils en avaient déjà trop vu : les deux clercs se mirent à prier, la sentinelle s’effondra en pleurant, et le nain se mit à vomir.
Le troll, peut-être las d’une sale journée, termina ce geste terrible : d’une entaille ferme et large, il fendit le ventre de la fille qui venait d’expirer.
D’un corps que la Vie venait de renier sortit un enfant aussi rose qu’un nouveau-né peut l’être.
Puis un second…
Puis un troisième.
Deux filles et un garçon.
Lorsque le jour se leva, nos cœurs pourtant endurcis pleuraient devant les dernières braises d’un bûcher rougeoyant. C’est tout ce qui restait de la pauvre mère.
Le troll, le vieux clerc et la sentinelle tenaient chacun contre sa poitrine un petit être tout frêle.
Le vieil albionnais avait insisté pour prendre le garçon en promettant de s’en occuper.
Comme j’avais eu le temps de me lier au jeune highlander - nous partageons une passion commune pour les boissons fortes et c’est d’ailleurs avec lui que je traficote une gentille petite contrebande entre Orcanie et Ys - je peux te dire que j’ai des nouvelles de ce petit garçon et qu’il est devenu moine.
Pour les fillettes, je ne peux rien te dire...
D’abord parce que je n’ai jamais revu les midgardiens…
Et puis aussi parce que j’avais décidé d’oublier cette histoire… d’autant que le Firby m’a fait promettre de ne rien dire et de tout oublier : il se chargeait de tout.
Seulement voilà … le temps ne m’a rien fait oublier et la culpabilité vient me ronger chaque jour un peu plus.
Et les larmes qui tombent dans l’alcool de mes verres sont plus amères et plus douloureuses que celles que j’ai versées dans la mer en quittant Heimaey, regardant l’île disparaître derrière l’horizon.
Alors chaque fois que je croise une celte sur nos terres, je me dis que ça pourrait être cette petite fille qu’on a ramenée.
Et j’essaie de retrouver en elle, dans ses yeux, la force que j’ai vue autrefois dans ceux de sa mère.
Tu vois, la chouquette qui somnole sur le comptoir, ben... elle a un peu de cette force en elle…
Là , je saute un peu parce que je n'ai pas tout bien compris : Mukiseshi s'est mis à parler de chevelure qui, étalée sur un oreiller, flamboierait comme le soleil du premier matin du monde, et d'autres trucs vraiment hors de ma portée.
Tu vois, c’est ma douleur… et je la traîne comme un boulet… mais comme je l’ai promis : il ne s’est rien passé… non... rien…
Sur ces mots, Mukiseshi s’endormit comme soulagé d’un poids trop lourd pour lui et il ne se rendit pas compte que je le portai dans la grange, où il finit sa nuit couché sur un lit de paille moelleuse.
A cette histoire d’alcoolique, on pourrait trouver une jolie conclusion dans le style :
"Depuis, des fleuves de sang ont coulé sous les ponts du Temps, mais je me souviens de celle qui, ce jour-là , fit plus qu’offrir sa vie pour les Trois Royaumes.
A chaque Royaume, elle offrit une vie."
Mais il y en a peut-être une autre ?