Mes parents sont morts. Massacrés, torturés, sous mes yeux. J'avais sept ans. C'était au dégel.
Les fomoriens. Honni soit le jour où leur race maudite est née. Nous n'étions qu'un village d'agriculteurs. De cette aube funeste, je fus la seule survivante. En un matin, ces démons anéhantirent l'enfant que j'étais. Et deux fois le disque solaire parcourut le ciel pendant que j'errai, seule, misérable et affamée dans la forêt. Un vieux druide firbolg me retrouva à demi-morte dans la neige qui fondait. Il me prit dans ses bras et m'amena près du feu dont la chaleur me ramena parmi les vivants. Il s'appelait Unarnig et avait été banni pour avoir aidé un captif albionnais à s'enfuir. Je ne sais ce que je serai devenue sans lui. Il m'a tout appris. La joie et la tristesse, la peur et l'amour, le respect des vivants et l'acceptation de notre destinée.
Les semaines passèrent, puis les mois et les années. L'aurore teintait de ses doigts de rose le ciel au matin et l'azur du lac, pur et calme, prenait la couleur du firmament. Unarnig me disait que le peuple d'Hibernia doit devenir comme l'eau d'un étang, composé de miliers de gouttes, mais formant un seul et unique être, changant selon l'heure du jour et se modifiant au gré des saisons, s'adaptant aux éléments, parfois calme et parfois grondant. Le vent caressait l'écorce de mon visage et faisait bruisser les feuilles de ma chevelure pendant que je l'écoutais parler. Son odeur de musc et de résine accompagnait sa voix profonde. Parfois, je le trouvais plus ressemblant à un arbre que moi-même, puissant et calme, écoutant le monde qui l'entourait et parlant avec les animaux.
Unarnig essaya pendant des années de m'apprendre le pardon. Mais en vain. La haine habitait mon coeur et la vengence mon esprit. Je ne pus devenir druide car je n'avais pas atteint la quiétude nécessaire pour emprunter cette voie, et jamais Unarnig ne m'enseigna sa magie. Un jour, je décidai que j'étais prête à devenir adulte. Je fis mes adieux à celui qui était devenu mon père et partis, en direction du bosquet de Domnan.
La brise de ce matin d'été faisait parler les arbres qui me murmuraient des paroles de vengence. L'odeur des fleurs du chemin me rappelait celles que maman mettait sur mon berceau quand j'étais petite. Mon voyage dura trois jours et trois nuits. Les étoiles m'indiquaient le chemin et la chanson de la lune accompagnait mes pas. A Domnan, je choisis la faux comme instrument de haine. L'outil de moissonnage que maniait si habilement mon père pour cueillir l'or des champs de blés sevirait efficacement à tuer ses assassins. J'étais obnubilée par les fomoriens. Et je détestait les celtes et elfes qui préféraient s'occuper des ennemis externes plutôt que d'extirper ce cancer qui rongeait les îles et qui, un jour, finirait par déchirer l'essence même du voile.
Durant mes premiers cercles, je ne quittai guère les environs directs de la ville. Pendant quelques saisons, je partageai mes jours avec un jeune sylvain. Je repartis voir Unarnig et, à mon retour, mon compagnon d'entraînement n'était parti continuer sa formation sur Hibernia. Je ne l'ai plus jamais revu. Mais mon effervescence grandissait : plus les jours passaient, plus je me rapprochais du moment où je pourrai tuer mes ennemis. Ô Fomoria, quel fléau as-tu engendré par tes massacres ! Un jour, tu ne seras plus.
Un matin, mon entraîneur me demanda à moi aussi de franchir la porte dimentionnelle qui nous reliait à Hibernia. Non sans appréhension, je m'avançai à travers le rideau multicolore et me retrouvai sur les vertes terres de ce qui était désormais ma patrie. Mes missions se succédèrent et je remarquai que les autres races n'étaient pas si désintéressées du sort de mes semblables. Je me liai à un jeune elfe, Kouran, avec qui je me battis plusieurs fois. Il me fit admettre dans sa guilde, « Les Dragons du Centaure », qui m'accueillit avec gentillesse et générosité et termina de me réconcilier avec les autres peuples. Je gardai tout de même une préférence pour les firbolgs, en souvenir de mon père adoptif. Mais de temps à autre, il me faut quitter le monde civilisé et retrourner dans la forêt. Souvent, je m'en vais revoir Unarnig, qui, bien que déplorant la voie que j'ai choisie, me soutient et m'aide de tout son coeur.
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Un déchirement. Mes chairs se reforment aux allentours d'une pierre des âmes et je hurle. Les fomoriens! Je les hais! Mais ils sont trop forts, trop puissants! Je ne peux rien faire. Et l'amertume de ma défaite reste dans la bouche et dans mon coeur comme une odeur dont on ne peut se débarrasser. Que puis-je faire seule contre des miliers? Et ils sont si grands, si forts. Je me dégoûte et je pleure. La haine me déchire. Unarnig disait que pour chanque minute de haine, c'est une minute gagnée pour eux. Ces démons jouent avec mes peurs et mes sentiments. Mon fiel est en train de me tuer. Je suis comme un serpent venimeux qui se mord la langue. Ils ne peuvent être qu'heureux d'engendrer et de provoquer de tels sentiments, si proches de leur vraie nature. Ils ne laissent pas de place dans mon âme. Je ne suis qu'une jeune fille, seule, déséchée par l'hostilité. Et je me dégoûte. La vie est un enfer, il me faut rejoindre la forêt. Elle seule peut m'apporter un semblant équilibre. Peut-être qu'un jour, je pourrai enfin vivre en paix.
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Les pierres grossièrement taillées du fort de frontière se matérialisent sous mes pieds, tandis que l'air vibre, encore chargé de magie. La réalité reprend forme et mes idées aussi. Une puissante odeur de pluie et de terre détrempée s'élève des allentours. Le ciel est d'encre et un pâle demi-croissant mouillé fait parfois son apparition entre les nuages chargés d'eau. Les sorts des ovates nous redonnent du courage. Je suis heureuse que Lammafaucheur m'accompagne. Sylvain et faucheur tout comme moi, il fait partie de la guilde, donc de la famille. Je suis devenue quelque peu sociable ces derniers temps. Et ça a ses avantages. Kouran est occupé à des tâches familiales importantes, il veille sa mère malade. C'est moi qui lui ai conseillé de laisser sa formation de côté. Il avait des remords, dévoué comme il est à sa patrie. Mais sa formation peut attendre, sa mère non.
Nous nous élançons dans la nuit humide et odorante. Les animaux se taisent; on n'entend même pas les blaireaux hurler. Le fort central, notre objectif, est aux mains des albionnais. Nous nous battons depuis si longtemps pour ces quelques murs. La guerre est parfois absurde. Nous ne pourrons ni vaincre, ni perdre, les trois royaumes sont de forces égales. Sur notre droite, un groupe d'ennemis approche. Toute joyeuse, j'incante et lance mon drain. Le goût de la vie volée est agréable et je souris tout en lançant ma longue faux dans la mêlée. Notre leader me crie des ordres et je les suis sans discuter. Ce jeune homme m'étonne quelquefois. Sa stratégie militaire est très aboutie, à mille lieux au-dessus de la mienne, et pourtant il n'a qu'un cercle de plus que moi. Il faut dire qu'il apprend avec les meilleurs maîtres pendant que je cours les bois. Le combat est sanglant : ni ma robe, ni mes sorts ne suffisent à encaisser tous les coups et je me retrouve bientôt au fort central, rematérialisée par magie. Je m'élance à nouveau...
Un bruit soudain... je me retroune, prête à faucher. Et je me retrouve face à une jeune femme de mon âge, rousse, certainement viking. Elle ne bouge pas, elle m'envoie des baisers. Je ne comprend pas et je reste les bras ballants, sans rien oser faire. Je ne peux la tuer, pas comme ça. Elle s'est désarmée et me fait signe. Que dois-je faire? Finalement, je lui envoie moi aussi un baiser. Elle se retourne et s'en va. Je pourrais la tuer à distance, sans problème. Pourquoi ne le fais-je pas? Je ne saurai le dire. Elle a un visage humain. Les autres ne sont donc pas des monstres, mais bien des guerriers, comme nous, pris dans un combat absurde et sans issue. Ô Danna, aie pitié de nous!
La guerre continue et de nouveaux compagnons nous rejoignent, tandis que d'autres nous quittent pour d'autres tâches. Nous nous battons si bien que nous reprennons le fort. Les combats reprennent aussitôt après. La lassitude de cette fin de campagne nous gagne et, finalement, nous dressons le camp sur un pont. C'est alors qu'une ennemie surgit devant nous, faisant signe qu'elle se rend. Mais deux guerriers s'élancent vers elle et la tuent, désarmée. Je suis dégoûtée de leur attitude et soudain, je comprend pourquoi Unarnig a commis ce que je considérais jusqu'à maintenant comme un crime et qui lui a valu le banissement. Je quitte mon groupe de combat et ces brutes et rejoins ma forêt, en larmes, en pensant à mes parents et aux fomoriens honnis.